Dédicace samedi 5 février à partir de 15h
Exposition du 4 au 26 février 2022
Chez le Croate Miroslav Sekulic-Struja, les papiers gras volent, la pluie tombe aussi verticale qu’un couperet, les joints ou le mauvais tafia font rempart au froid et à la solitude. Ado, on se castagne à y laisser ses yeux. Règne ici la tristesse désabusée du Voyage au bout de la nuit de Céline, et le collage multicolore des grandes chansons de Dylan, le surréalisme, l’amour rédempteur – avec l’ombre de la guerre. En 2013 et 2016, Pelote dans la fumée (Actes Sud BD) avait étonné et séduit. L’artiste revient aujourd’hui avec Petar et Liza (même éditeur), un récit graphique encore plus travaillé. Créateur forcené, Sekulic pratique la poésie, la fiction, le dessin, plus la peinture, de la toile à la fresque : autant de modes d’expression qu’il met au service de sa bande dessinée. À partir du 4 février, la Galerie Martel aura le plaisir de vous présenter les originaux somptueux d’un artiste rare.
Dès le frontispice de Petar et Liza, tout est posé : dans un évier débordant de vaisselle souillée flotte un délicat trois-mâts. Un casque de scaphandrier émerge de l’eau sale. C’est au fil de ces trois dimensions – le réel volontiers sordide, son exploration, le rêve – que le récit va se développer. Ce qui frappe d’abord, c’est la richesse du travail graphique. Né en 1976 à Rijeka (grand port de Croatie), Sekulic a toujours dessiné. Dès quatre ans, quand sa mère, partant travailler, le laissait en tête-à-tête avec du papier et un crayon. Plus tard, il intègre l’école de dessin animé de Zagreb – mais l’armée le happe sans lui demander son avis. Sous les drapeaux, il continue de gratter, invente des modèles de tatouages et enjolive les lettres, destinées à leurs petites amies, qu’il rédige pour ses camarades de chambrée. Issu d’un milieu pauvre, Sekulic s’est forgé une solide culture picturale : il cite Bosch, De Chirico, Escher, Magritte, Lautrec, Dali, Rousseau, Dix, Munch, Ernst, Cézanne, Van Gogh, Repin comme ses phares. À cette liste impressionnante, quiconque découvre Petar et Liza ajoutera volontiers Steinlen, pour l’univers glaçant et la vérité du trait.
Sekulic a deux visages, que la bande dessinée a rendus parfaitement compatibles. Ce peintre est aussi auteur de scénarios, de poèmes, de contes, de romans. Enfant, il s’est gorgé des œuvres de Swift, des frères Grimm, des hâbleries du baron de Münchhausen. Lorsqu’il attaque un récit au long, autrement dit une BD, il commence par peindre, expérimentant une palette de techniques diverses. La peinture lui ouvre des portes. Elle fait apparaître des idées. Ensuite, vient l’écriture, qui subit à son tour un élagage sévère. Suivent plusieurs moutures du storyboard, et enfin la production de planches au format 30×40. L’écrit et le dessin s’entremêlent jusqu’à la réalisation finale. Pour le travail initial de Petar et Liza, Sekulic a d’abord recouru à l’acrylique, en grand format. Mais pour les planches définitives, il a employé la gouache – technique lente, en rupture avec son tempérament, mais qui a sur lui un effet méditatif et surtout, est imprévisible. Sekulic produit peu : pour le fabuleux voyage en train qui forme la deuxième séquence de Petar et Liza, il a réalisé une trentaine d’études des paysages défilant derrière les fenêtres des voitures.
Même effervescence pour le récit lui-même : « Nous avons supprimé cinquante pages du storyboard » remarque Thomas Gabison, éditeur de Sekulic chez Actes Sud. Qu’on se rassure : au fil de ces pages où l’énergie et la sensibilité s’équilibrent, il reste beaucoup à lire et à admirer. Œuvre internationale – le pays issu de l’ex-Yougoslavie lui servant de décor n’est pas précisé – Petar et Liza est avant tout slave. Il lui faut ces cent soixante-douze planches fignolées pour s’épanouir. Après tout, qui imaginerait Anna Karenine réduite au format d’une nouvelle, ou Solaris à celui d’un court-métrage ? L’autre talent de Sekulic, c’est le dosage texte-image – qu’il s’agisse de dialogues ou de monologues intérieurs, de rafales de petites cases ou de pleines pages. Les bulles ne prennent jamais le pas sur les illustrations. Celle-ci ne sont jamais gratuites. Les deux niveaux d’expression se conjuguent. « Pelote portait une part autobiographique », poursuit Thomas Gabison. « Même si l’auteur reconnaît avoir adouci le récit de ses premières années, en faisant l’impasse sur leur dimension tragique. Dans Petar et Liza, en revanche, rien n’est vrai. Sauf peut-être l’apparition de ces chefs cuisiniers : Miroslav Sekulic possède en la matière l’équivalant croate d’un CAP. C’était pour lui une voie possible. »
Et Liza, dans tout ça ? Liza, la jeune danseuse éprise de films catastrophes, qui gagne sa vie dans une vidéothèque ? Leur première rencontre, un choc suivi d’une chute au coin d’un escalier, semble tirée d’une comédie américaine. Boy meets girl, boy loses girl… Liza, c’est à la fois l’Eurydice et l’Ariane de Petar. Elle colore son univers de poète triste, elle lui permet d’en retrouver le fil et finalement, elle le sauve de son immeuble en flamme. Mais la plus belle expression de leur harmonie tient en deux images muettes. Petar et Liza sont au cinéma. La salle rit, eux restent de marbre. La salle est impassible, ils rient tous les deux. Ces notations-là abondent dans Petar et Liza. Elles font de Miroslav Sekulic à la fois un artiste et un auteur.
François Landon